"Caelum non animum mutant qui trans mare currunt"

30 de junio de 2012

▪ You are What you Read



- Il y a tant de gens qui poussent la sophistication jusqu'à lire sans lire.  Comme des hommes-grenouilles, ils traversent les livres sans prendre une goutte d'eau.

- Oui, vous en aviez parlé au cours d'une entrevue précédente.

- Ce sont les lecteurs-grenouilles.  Ils forment l'immense majorité des lecteurs humains, et pourtant je n'ai découvert leur existence que très tard.  Je suis d'une telle naïveté.  Je pensais que tout le monde lisait comme moi ; moi, je lis comme je mange : ça ne signifie pas seulement que j'en ai besoin, ça signifie surtout que ça entre dans mes composantes et que ça les modifie.  On n'est pas le même selon qu'on a mangé du boudin ou du caviar; on n'est pas le même non plus selon qu'on vient de lire du Kant (Dieu m'en préserve) ou du Queneau.  Enfin, quand je dis « on », je devrais dire « moi et quelques autres », car la plupart des gens émergent de Proust ou de Simenon dans un état identique, sans avoir perdu une miette de ce qu'ils étaient et sans avoir acquis une miette supplémentaire.  Ils ont lu, c'est tout : dans le meilleur des cas, ils savent « ce dont il s'agit ». Ne croyez pas que je brode.  Combien de fois ai-je demandé, à des personnes intelligentes : « Ce livre vous a-t-il changé ? » Et on me regardait, les yeux ronds, l'air de dire : « Pourquoi voulez-vous qu'il me change ? »

- Permettez-moi de m'étonner, monsieur Tach : vous venez de parler comme un défenseur des livres à message, ce qui ne vous ressemble pas.

- Vous n'êtes pas très malin, hein ? Alors, vous vous imaginez que ce sont les livres « à message » qui peuvent changer un individu ? Quand ce sont ceux qui les changent le moins.  Non, les livres qui marquent et qui métamorphosent, ce sont les autres, les livres de désir, de plaisir, les livres de génie et surtout les livres de beauté.  Tenez, prenons un grand livre de beauté: Voyage au bout de la nuitComment ne pas être un autre après l'avoir lu ? Eh bien, la majorité des lecteurs réussissent ce tour de force sans difficulté.  Ils vous disent après : « Ah oui, Céline, c'est formidable », et puis reviennent à leurs moutons. Évidemment, Céline, c'est un cas extrême, mais je pourrais parler des autres aussi.  On n'est jamais le même après avoir lu un livre, fût-il aussi modeste qu'un Léo Malet: ça vous change, un Léo Malet.  On ne regarde plus les jeunes filles en imperméable comme avant, quand on a lu un Léo Malet.  Ah mais, c'est très important ! Modifier le regard: c'est ça, notre grand œuvre.


Hygiène de l'assassin, Amélie Nothomb



 

12 de junio de 2012

▪ Reaching one's Center



ELOGIO DE LA SOMBRA

La vejez (tal es el nombre que los otros le dan)
puede ser el tiempo de nuestra dicha.
El animal ha muerto o casi ha muerto.
Quedan el hombre y su alma.
Vivo entre formas luminosas y vagas
que no son aún la tiniebla.

Buenos Aires,
que antes se desgarraba en arrabales
hacia la llanura incesante,
ha vuelto a ser la Recoleta, el Retiro,
las borrosas calles del Once
y las precarias casas viejas
que aún llamamos el Sur.
Siempre en mi vida fueron demasiadas las cosas;
Demócrito de Abdera se arrancó los ojos para pensar;
el tiempo ha sido mi Demócrito.
Esta penumbra es lenta y no duele;
fluye por un manso declive
y se parece a la eternidad.
Mis amigos no tienen cara,
las mujeres son lo que fueron hace ya tantos años,
las esquinas pueden ser otras,
no hay letras en las páginas de los libros.
Todo esto debería atemorizarme,
pero es una dulzura, un regreso.
De las generaciones de los textos que hay en la tierra
sólo habré leído unos pocos,
los que sigo leyendo en la memoria,
leyendo y transformando.
Del Sur, del Este, del Oeste, del Norte,
convergen los caminos que me han traído
a mi secreto centro.
Esos caminos fueron ecos y pasos,
mujeres, hombres, agonías, resurrecciones,
días y noches,
entresueños y sueños,
cada ínfimo instante del ayer
y de los ayeres del mundo,
la firme espada del danés y la luna del persa,
los actos de los muertos,
el compartido amor, las palabras,
Emerson y la nieve y tantas cosas.
Ahora puedo olvidarlas. Llego a mi centro,
a mi álgebra y mi clave,
a mi espejo.
Pronto sabré quién soy.
  
Jorge Luis Borges